Lorsque, autrefois, frais émoulu de Tisch, la très cotée école d’art de l’université de New York, Sean Baker filmait avec tendresse les laissés-pour-compte du rêve américain – migrants échoués, White trash en galère, transsexuels, toxicomanes ou prostitués… –, le réalisateur avait coutume de dire que, oui, le cinéma pouvait changer le monde. Il en est moins sûr aujourd’hui.
« Je l’espère sincèrement. Mais je dois être réaliste : les audiences s’effondrent, le cinéma n’est plus le média de masse qu’il était. Je déteste le dire, mais je ne sais même pas s’il a encore un impact, regrette-t-il. En revanche, ce que j’ai toujours dit c’est que, comme les musiciens ou les peintres, nous, cinéastes, devrions être totalement responsables de la manière dont notre art est montré. Et si vous balancez tout en ligne dès que c’est terminé, il est clair que ça tue le plaisir et l’excitation », tempête le cinéaste, qui présentait en compétition officielle du Festival de Cannes Anora, ou les pérégrinations tour à tour tragiques et rocambolesques d’une strip-teaseuse new-yorkaise aux prises avec le fils outrageusement gâté d’une famille d’oligarques russes.
C’est le huitième long-métrage de Sean Baker, son troisième à Cannes après The Florida Project, en 2017 à La Quinzaine des cinéastes, et Red Rocket en compétition officielle en 2021. Et toujours le même modus operandi pour ces fictions aux accents parfois quasi documentaires : l’immersion. « Pour certains films, cela ne me prend que quelques semaines ; pour d’autres, comme un récent projet, que je n’ai finalement pas réalisé, sur le milieu des toxicomanes à Vancouver [Canada], j’y ai passé deux ans. Ma règle, c’est de plonger dans ces mondes jusqu’à ce que je sois sûr d’être sur la bonne voie. »
Accents de vérité
Pour Anora, celui des travailleuses du sexe. « En l’occurrence, j’ai pu compter sur quelqu’un qui en était imprégné, raconte-t-il. Elle venait de rédiger un mémoire sur le sujet. Elle a participé activement au film, relisant le script, venant avec nous sur le terrain, elle y a traîné avec Mikey… » Mikey Madison, l’actrice principale, qu’on n’avait jusqu’ici véritablement identifiée que dans la série Better Things (2016-2022), dans le rôle de la fille aînée.
C’est ce qui donne à s’y tromper ces accents de vérité au film. A commencer par le club – un décor. « Je ne voulais pas d’une classique salle de pole dance. Nous avons alors découvert cette nouvelle mode de lap dance, qui reprend la tradition du dime-a-dance de la première guerre mondiale – les soldats qui fréquentaient ces clubs payaient 10 cents, “a dime”, contre une danse. Ils avaient alors le sentiment de séduire une fille et vivaient l’illusion d’une relation. La version 2024 n’est guère différente. Et je ne l’avais jamais vraiment vu abordée au cinéma. »
Il vous reste 63.5% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.