Le 21 octobre 2025, jour du centenaire de sa naissance, une vague Celia Cruz submerge les réseaux sociaux des amateurs des musiques latines et caribéennes.
La spécialiste Rosa Marquetti, qui a consacré deux volumes (1) à la vie et la carrière de la célèbre chanteuse cubaine, donne une première piste d’explication : « L’héritage de Celia Cruz dépasse largement les frontières de Cuba et ce que nous entendons par cubain. Elle atteint son centenaire en étant non seulement l’une des plus grandes représentantes de tous les temps des genres musicaux traditionnels cubains, mais aussi l’expression raffinée de la culture musicale afro-caribéenne et latino-américaine. »
Pour Roberto Burgos, animateur emblématique de Radio Latina, « de nombreuses personnes ont découvert la salsa grâce à Celia Cruz. » Il confie sa propre expérience. « J’ai quitté le Chili à l’âge de 7 ans. Là-bas on n’écoutait pas de salsa. Par contre arrivé au Panama, il n’y avait que ça. Je suis tombé amoureux de cette musique grâce à Celia. J’étais obnubilé par elle. Je savais que derrière, il y avait les musiciens de Fania. Mais je n’avais d’yeux que pour Celia. Elle avait une personnalité en acier trempé. Et a ouvert une voie pour les femmes dans le monde de la salsa. »
Cette force intérieure a également marqué le chanteur cubain Issac Delgado lorsqu’il a rencontré Celia Cruz pour la première fois. « Il faut bien reconnaître, le milieu de la musique populaire est très masculin. Ce que je retiens de Celia Cruz, c’est de s’être imposée en tant que femme, d’avoir réussi à se faire sa place dans un monde d’hommes. »
Celia Cruz figure évidemment en bonne place dans l’exposition « Latina » que la Collection Gladys Palmera a consacré cette année aux femmes dans la musique afro-caribéenne. Tommy Meini, conservateur de la collection, souligne que sur toutes les pochettes d’albums présentées, Celia Cruz apparaît à égalité de ses co-vedettes, qu’il s’agisse de Tito Puente, Johnny Pacheco ou Willie Colón, et non en tant que faire-valoir, telle que les femmes pouvaient apparaître jusque-là dans l’imagerie de ce genre musical.
Ce que confirme Rosa Marquetti : « Il ne fait aucun doute qu’avec le temps, Celia est devenue une icône en termes d’identité et une référence pour les femmes de plusieurs générations dans la réalisation de leurs objectifs et de leurs rêves. »
On pense à celles qui lui ont succédé, de Gloria Estefan dans la salsa jusqu’aux chanteuses de la pop latine. Mais cette influence ira bien au-delà des registres des musiques latines.
« Je voulais être Celia ! »
Pour la chanteuse Angélique Kidjo, la découverte de Celia Cruz au début des années 70 fut un événement fondateur. « Je l’ai vu pour la première fois en Afrique », nous raconte-t-elle en 2017. « Elle était le feu. Lorsque j’ai entendu ce cri -¡Azúcar !-, je me suis dit : Je veux être comme elle. Je veux être Celia Cruz ! »
Elle poursuit : « Rémy Kolpa Kopoul m’avait emmenée voir Célia à Paris. Il me la présente. Je lui dis que je suis amoureuse de sa voix et lui chante “Quimbara”. Elle me propose de la rejoindre sur scène. Elle n’avait prévenu personne : ni les musiciens, ni son mari ! Tous m’ont regardé en panique. Célia était morte de rire ! A chaque fois qu’on se retrouvait, elle s’écriait : “Mi Hermana Negra !” » En 2019, Angélique Kidjo reprendra à sa sauce les succès de la « Reine de la salsa » dans son album « Celia ».
Selon Rosa Marquetti, « l’héritage de Celia se reflète dans les jeunes talents qui ont émergé de ces générations et qui se reconnaissent dans son art comme les héritiers de la grandeur de la musique cubaine. »
Celia Cruz fut une source inspiration immense pour Steve Roitstein, fondateur du groupe Palo !.
« Je me souviens avoir écouté en boucle “Canto A La Habana”. J’étais immédiatement tombé sous le charme de la beauté envoûtante de ce chef-d’œuvre. Son interprétation habitée des paysages exotiques et mystérieux de Cuba renforçait ma fascination pour l’île et pour cette chanteuse incroyable. J’ai travaillé pendant huit ans aux côtés de Willie Chirino, notamment sur “Amandote”. Willie a fait appel à moi pour arranger l’album “Irrepetible”, qu’il produisait pour Celia. Avec des titres comme “Que le den candela”, “Bembelequá” et “Limón y Menta”, j’avais le sentiment d’enfin atteindre le son auquel j’aspirais. »
« Un jour où je la croise dans un studio, j’ose enfin me présenter à elle. “Mi hijito ! Bien sûr que je te connais. Tu es l’Américain qui fait des arrangements tellement dansants. Toutes mes Félicitations !” Pour moi, c’était recevoir le sceau royal des mains de la Reine de la salsa ! »
Pour Issac Delgado, qui reprit en 1998 son hit “La vida es un carnaval”, la rencontre avec Celia Cruz fut « un choc culturel et émotionnel. Elle était “La Guarachera”, la plus grande chanteuse de Cuba ! » Ce qui l’a le plus impressionné, c’est « sa tranquillité. Elle avait une telle sérénité avant le concert… Et au moment de monter sur scène, elle se métamorphosait. Elle transmettait son énergie, sa bonne humeur aux spectateurs et aux musiciens. C’était un phare. C’est une rencontre qui vous marque pour la vie. »
Un parcours hors-norme
Née le 21 octobre 1925 à La Havane, Celia Cruz est très populaire dans les années 50 à Cuba, en particulier au sein de La Sonora Mantancera. Elle quitte l’île en 1960 pour suivre la formation au Mexique, avant de rejoindre les États-Unis où elle enregistre avec Tito Puente, l’un des grands directeurs d’orchestre du moment. En rejoignant Fania au début des années 1970, Celia Cruz connaît un tournant décisif dans sa carrière et s’impose comme l’une des figures emblématiques du label. Elle enchaîne les albums à succès avec les stars de Fania dont Johnny Pacheco et Wille Colón et devient la « Reine de la salsa ». Dans les années 90, alors que pâlie l’aura de Fania, Celia rebondit au sein du label RMM de Ralph Mercado, avant de connaître une nouvelle fois le succès chez Sony au début des années 2000. Celia Cruz s’éteint en 2003 à l’âge de 77 ans, honorée et adulée.
Une longévité sur laquelle revient Rosa Marquetti…
« Sa carrière de plus de 60 ans sur la scène et devant le micro est le résultat non seulement d’un talent inné, mais aussi d’un engagement, son travail acharné, sa discipline et son intelligence. A la force du poignet, elle a franchi un à un les échelons, multiplié les réussites et les distinctions, tout en restant fidèle à ses racines, sans renoncer à relever les défis de l’époque, en s’intégrant et en assumant tout ce que signifiait conquérir la faveur de plusieurs générations et, enfin, entrer dans le monde numérique avec le renouvellement des modes d’expression mais aussi des moyens d’enregistrement et de distribution de la musique. »
José Arteaga, programmateur de Radio Gladys Palmera et producteur de l’émission La Hora Faniatica (2) : « On pourrait longuement parler de Celia Cruz en tant qu’artiste complète, maîtresse de la scène et dotée d’une voix incomparable. On pourrait parler de sa maîtrise vocale, de sa tonalité et de sa couleur lorsqu’elle chantait. Mais aucun de ces aspects musicaux n’équivaut à ses qualités humaines. »
« J’ai eu la chance de faire de partie des quelques privilégiés à qui elle envoyait des cartes postales du monde entier. J’ai été le témoin de l’aide qu’elle a apportée à quelqu’un de très spécial à un moment difficile sans que personne ne lui ai demandé. Impossible pour moi d’évoquer Celia la chanteuse sans penser à Celia l’être humain. »
Il ajoute : « Elle était gentille, tendre, correcte, sensible, bavarde, enthousiaste. Il était impossible qu’elle passe inaperçue et impossible d’être une meilleure personne. Toutes ses chansons (comme celles avec Willie Colón, par exemple) sont exceptionnelles, émouvantes, dansantes ; mais c’est ce qui se cache derrière le rideau qui la rend unique et inoubliable. »
Derrière la star, la générosité
La bienveillance de la Reine de la salsa apparaît comme le fil rouge de nos témoignages, comme en attestent ses passages en France.
Roberto Burgos se souvient. « Un jour où Celia devait jouer à Paris, tous les médias, TF1, France Télévision, Libération, France Inter… étaient sur les rangs. A l’époque, Latina n’avait pas la notoriété d’aujourd’hui, mais on avait voulu bien faire les choses en lui envoyant un bouquet énorme. On était deux à l’avoir fait : nous et Thierry Mugler, son couturier préféré, qui l’a habillé. Arrivé à son hôtel, on attend dans le hall. Son secrétaire particulier descend chercher le premier média qui devait l’interviewer. Il a demandé qui étaient les représentants de Radio Latina. Il nous a dit : Celia veut rencontrer les personnes qui ont eu la gentillesse de lui envoyer des fleurs. On est passé devant tous le monde ! Mais ce que je retiens, c’est l’énorme émotion du moment. »
Notre dernière histoire, Celia Cruz l’a partagée avec son public de Tempo Latino. Eric Duffau, directeur du festival, raconte.
« A la suite du concert mémorable de 3h15 non-stop d’Oscar D’León en 1997, un journaliste de RFO me demande si j’allais le reprogrammer. Je regarde Oscar, assis à côté de moi. “Bien sûr. Avec Celia Cruz en invitée spéciale…” Il me répond : “Tu veux inviter Célia ? Tu sais que c’est ma Reine ? [Il lui a emprunté des titres comme “Melao de Cania” et “Guede Zaina”.] Ok, tu vois ça avec mon agent et on le fait !” »
« L’année suivante, Oscar revient, accueille en guest-stars Celia Cruz et Pedro Knight, son mari (qui dirigeait l’orchestre lors de ses interventions). Une vingtaine d’enfants du stage percussions-chant, attendent Celia sur scène, une fleur à la main. Elle marque un temps d’arrêt : “Que lindo ! Pourquoi un tel accueil ? Jamais de ma longue carrière, on ne m’avait accueillie comme ça.” Je lui explique à l’oreille : “Mais Celia, avant d’être repérée lors d’un radio-crochet à Cuba, tu te destinais à une carrière d’institutrice auprès des enfants, n’est-ce pas ?” “Mais comment tu sais ça ? C’est pour toi, Célia et toute ta carrière. Ce festival existe pour vous. C’est le vôtre !” Elle recueille toutes les fleurs, fait la bise à chaque enfant, son époux prend sa place pour diriger l’orchestre et la Grande Celia salue l’arène émerveillée ! »
« Yo Viviré » (« Je survivrai »), chantait Celia Cruz. La conclusion nous est donnée par Roberto Burgos : « Les Cubains disent de Benny Moré qu’il chante encore mieux chaque jour. J’ai envie d’appliquer cette formule à Celia. Celia Cruz n’est pas partie. Elle est toujours parmi nous. »
1 « Celia en Cuba 1925-1962 » de Rosa Marquetti, Editorial Planeta Mexicana (en espagnol). Deuxième volume à paraître en novembre 2025.
2 Podcast « La Hora Faniatica », par José Arteaga sur Radio Gladys Palmera (en espagnol).














