« Toutes mes publications furent tout autant les œuvres de ma femme que les miennes », affirme le philosophe britannique John Stuart Mill (1806-1873) dans Histoire de ma vie et de mes idées. Cette déclaration témoigne évidemment de sa reconnaissance envers celle qui fut le grand amour de son existence, sa compagne de corps et d’idées. Mais l’assertion rend aussi très compliqué le travail des historiens. Qui a écrit quoi ? Quelles idées furent forgées par lui, quelles autres par Harriet Taylor (1807-1858) ? Les experts se chamaillent en tentant de démêler ce que l’on doit attribuer à l’un et à l’autre, en particulier dans des titres importants qui ont marqué l’histoire des idées et la vie politique, comme Principes d’économie politique (1848), De la liberté (1859), De l’assujettissement des femmes (1869).
Brouillage des frontières
La répartition est d’autant plus difficile que rien ne dissocie leur vie privée de leur parcours intellectuel, et qu’eux-mêmes n’ont cessé d’accentuer le brouillage des frontières. Et la relation entre ces personnages d’exception fut très singulière. Lui a reçu l’éducation la plus fantastique de son siècle, grec ancien à 3 ans, Platon, latin et algèbre à 8. Harriet Hardy, de son côté, fille de chirurgien, fut élevée dans un univers façon Jane Austen, qu’elle s’employa à quitter et à critiquer, pour soutenir finalement qu’il est funeste pour les femmes que l’obsession d’« être mariée » constitue « le sujet de leur existence ». Elles doivent au contraire, soutient-elle ardemment, être égales aux hommes en tout : métiers, fonctions, responsabilités.
Auparavant, elle épouse à 18 ans John Taylor, dont elle a trois enfants en peu d’années. Elle rencontre ensuite John Stuart Mill, en 1831, et leur complicité ne cessera plus. Harriet se sépare de son premier mari, sans toutefois divorcer ni rendre publique sa nouvelle union, pour ne pas humilier l’époux tolérant et respectueux. Deux ans après la mort de Taylor, en 1851, elle devient officiellement la femme de Mill. Ils vivent alors quelques années de bonheur et de conversations incessantes. Une maladie pulmonaire emporte Harriet à 51 ans, à Avignon, dans leur maison près du cimetière. Lui continuera d’y vivre, une quinzaine d’années, dans la vénération de son souvenir.
Ironie de l’histoire
Les textes d’Harriet Taylor publiés sous son nom, édités aux Etats-Unis en 1998, portent sur les droits des femmes, l’éthique, la tolérance. Proche des doctrines socialistes de son temps, elle passe pour avoir été plus radicale, en politique et en économie, que son compagnon. Il est incontestable, en tout cas, qu’elle a profondément contribué à l’élaboration d’une œuvre commune qui demeure d’une intense actualité. En effet, comme l’a montré récemment un remarquable travail de Camille Dejardin, les écrits de John Stuart Mill rassemblent libéralisme et utopie, justice sociale et libertés individuelles en une dynamique unique dont nous avons, à présent, beaucoup à apprendre.
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